samedi 28 mars 2009

take epic shit !

En grimpant dans le bus Amtrak qui allait l'amener à Seattle, il apparut tout à fait clair à Tara combien il était parfois compliqué de dire tout simplement à une personne ce qu'on ressentait : tu me plais, tu es intéressant, tes cheveux sont la plus belle chose de cette planète. Elle avait déposé son sac à terre d'un mouvement douloureux de l'épaule, au loin, il la regardait ébloui de soleil, en faisant un geste de la main puis le signe de la paix, pour la faire rire malgré tout. Abasourdie par ses propres sentiments, Tara ne parvint pas à faire autre chose qu'un franc sourire mais en détournant la tête vers la conductrice : noire, plusieurs kilos en trop, plus petite qu'elle, qui lui donnait du "hun" et lui demandait où elle allait. Elle répondait précipitamment, en pensant seulement "je vais super loin". En se mettant dans la ligne pour pénétrer dans le bus, devant deux personnes âgées qui tremblotaient sur leurs mollets, elle sentait aussi derrière elle son regard, rassurant, il ne partirait pas avant que le bus ne démarre : "c'est déjà ça", pensait-elle. Ce que cela aurait été simple, de pouvoir articuler quelque chose, de pouvoir tout simplement dire : "j'ai envie de rester ici". Aimer quelqu'un n'avait jamais été aussi envahissant, brûlant, parfait et excitant, c'est comme si elle découvrait tout d'un coup de quoi la rendre la vie terriblement plus légère. En s'asseyant enfin, elle continuait de le regarder par la vitre - comme elles étaient teintées, il ne s'en rendrait pas compte, dans son ipod, c'est Elliott Smith qui défilait. Elle pouvait prévoir, les longues promenades de fin de journée dans une lumière décroissante, durant lesquelles elle aurait l'impression de lui parler, en faisant les questions et les réponses d'une conversation fictive. Est-ce que ce serait pénible, ou au contraire enfin gai de connaître enfin quelqu'un qui lui manquerait ?

Être seule jusqu'ici, ce n'était pas subi : pourquoi chercher à articuler le fouillis terrible qui occupait en permanence sa carcasse ? Il était souvent beaucoup plus simple de garder pour soi ses affections, de poser calmement son regard sur le monde comme si rien, ou peu, importait. Ne point trop se répandre, ne pas être alourdi par les attentes des autres, et c'est avec vélocité et la plus grande détermination qu'elle posait le pied pour avancer. Elle lui aurait presque conseillé de ne pas trop insister, si ce n'était elle, avec tout l'enthousiasme dont elle était capable, qui s'était tendue de toutes ses forces vers lui, en espérant quelque chose : un regard, un sourire, une lettre ou bien une surprise quelconque, sa présence dans la ville suivante, la certitude qu'il serait là un jour, y compris d'ici des années.

C'était le futur le plus inquiétant. C'était toujours le futur le plus inquiétant. Savoir quoi faire de la vie qui nous a été confiée. Tara, consciencieuse, avait décidé de gaspiller les huit années qu'elle aurait du ou aurait pu occuper à son éducation (grandes universités), à voyager à travers le monde, balader le même sac jusqu'à ce qu'il soit usé, marqué de toutes les villes qu'elle aura vues, aimés ou détestées, au moins il n'y aurait pas d'échec à la petite semaine, de Tds loupés, de questions existentielles comme "quelle personne je pourrais être". Le fait est que lorsqu'elle prenait le bus, Tara appartenait toujours à la personne qu'elle venait de quitter, elle était simplement là, au monde : se partageant entre tous, laissant probablement d'elle à chaque visite, pour devenir quoi, un amas vulgaire de tout ce qu'elle aurait vu et senti, et peut-être enfin, elle saurait de quoi elle serait faite. Alors elle savait bien, finalement, en tombant de tout son poids contre le siège qu'elle occuperait pour les prochaines 12 heures, que ce transport excessif serait bientôt relégué contre le suivant, dans d'autres endroits, sous une autre lumière, avec une autre bande son. C'était comme ça, et c'était suffisant encore pour le moment, tant pis pour lui. Elle fermait alors les yeux en laissant le bord de son front cogner contre la vitre froide, attendant patiemment la suite.

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