jeudi 18 octobre 2012

Mon thé refroidit. Tout d'un coup ça me frappe. Je ne sais plus si je t'aime. Il y a nos photos devant moi : nous souriant pas très loin du Ponte Vecchio (il y avait du vent ce jour là et nos cheveux en pagaille nous donnent l'air d'aventurier), toi lors d'une soirée chez des amis, souriant, repus, en clair-obscur, nous, plus jeunes, entourés de notre barda et passablement sales d'avoir voyagé tant d'heures, à Hanoï. Je ne sais plus si je t'aime, mais, pire, je ne sais pas si tu m'aimes encore - au fond de moi une petite voix lucide m'assure que tu aimes celle que j'étais à 22 ans. 

Je ne suis plus que l'ombre de cette Lola là. Elle a été emportée, non pas dans le tourbillon de la vie - ce serait trop beau, mais par les taxes d'habitation, les pass navigo qui ne marchent pas sur la borne de droite à la station Volontaires, les élèves qui n'écoutent rien et les collègues de mauvaise humeur. Je me prépare à te le dire. Est-ce que tu le prendras sur le même ton que lorsque j'oublie de préciser "pas trop cuite" à la boulangère quand je lui achète une tradition ? Nos habitudes. Il y a encore trois jours je les chérissais, c'est ce qui nous donnait de la substance, le sentiment que le temps passe, non ? Quelque chose à raconter aux dîners chez les amis. "Nous on aime la boulangerie qui fait l'angle entre la rue Plumet et la rue Bargue". "Nous on a adoré cette mise en scène du Tartuffe ! Vraiment, allez y !". Nous. On s'est dissout dans ces déclarations creuses et débiles, et il a suffit d'un peu de quotidien, d'un emmerdement trivial de plus qui allait justifier une discussion sur un site de rencontre, comme ça, pour s'amuser, laisser passer une heure en s'oubliant, le genre de manoeuvre mesquine, digne d'une Bovary, que j'aurai raillé deux semaines avant. Avant que la somme des jours se transforme en une masse informe d'ennui et de banalités.

Tout d'un coup j'ai su que je n'avais pas envie de passer la nuit avec toi, pas envie de lover mon corps contre le tien sinon par tendresse presque fraternelle, et, de toutes façons, aucun goût pour retrouver nos étreintes, qui à un moment, entre Hanoï et Paris, je m'en souviens, ont été effrénées. Il a suffi d'une discussion avec un anonyme - peut-être qu'il n'avait pas l'âge qu'il se donnait, peut-être que ce n'était même pas un homme, peut-être qu'il ne pensait pas un mot de ces lignes de 1 et de 0 qui, sur mon écran, reconstituaient des phrases qui me donnaient des palpitations, arrachant mon coeur en le déplaçant de l'enclave, au sein de ma poitrine, où il s'était mis à battre, sans que je m'en aperçoive vraiment, d'une litanie monotone. Une petite musique : celle des habitudes, qui viennent emmailloter la passion. J'étais, d'un coup, d'un seul, comme retenue par un lien intangible à mon ordinateur, à cette petite fenêtre de discussion alors qu'à 20 cm s'étalaient les copies, en pile chancelante, et que je ne corrigerais toujours pas ce soir - j'attendais en m'en foutant les regards déçus des 4è B le lendemain. Le temps d'une conversation, je n'avais pas touché terre, et c'est là que je compris que nous deux, mous et défaits, on s'accrochait au plancher des vaches car au fond de nous on savait très bien qu'il n'y avait plus rien d'autre à explorer que les contours du quotidien.