samedi 19 mai 2012

with no one at the wheel

Et il y avait des matins sans aucune importance. Le soleil se levait, Lou non. Elle demeurait. Demeurée. Clouée au lit, le corps étendu, des talons au sommet du crâne, fixant le plafond vide et blanc. Personne ne l'attendait nul part, ou du moins ne le réalisait-elle pas. Les minutes passaient, soudain il était 10h, elle fondait alors en larme, désespérée. Que faire quand rien n'a d'importance ? Quand on a l'impression que rien n'en aura jamais plus ? L'une après l'autre, les journées passaient en se ressemblant, toutes aussi blafardes l'une que l'autre, comment reformer, réformer le temps. Lou n'avait même plus la force de se tirer hors du lit, elle y régnait en maître, ces 3 mètres carrés étaient sa seigneurie, elle en connaissait le moindre recoin, son ilôt de tristesse, son refuge, un poison et un remède. 

Voilà. Les jours passaient et en quelques lignes, on a tout dit. Lou, au désespoir, attendait. Que le temps passe, que la nuit vienne l'étreindre. Parfois il y avait des insomnies. Mais au moins, la nuit on est pas censée faire quelque chose. Et on est censée être au lit. Alors les jours s'amoncelaient, tout d'un coup ce serait son anniversaire. Tout d'un coup, pour nous, qui l'observons, c'est faux. Plutôt au bout de semaines et semaines et mois durant lesquelles elle était capturée et se donnait toute entière à une cause : cette tristesse magnifique, épouvantable, qui la dépassait et qu'elle avait presque fini par admirer. Elle était si tenace, irrésistible et imparable : comment ne pas en rester subjuguée ?

Elle aussi avait été tenace, imparable et irrésistible. Mais ça, c'était avant, avant d'être engloutie. Ca ne lui revenait même plus vraiment. A part quand elle voyait chez les rares interlocuteurs qui pensaient encore la retrouver : cette lueur chez Apolline, quand elles étaient toutes les deux assises au café habituel. Apolline s'attendait à trouver Lou grinçante, amusante et rieuse, alors que Lou, était arrivée en retard, non pas parce qu'elle courait de la bibliothèque aux cours d'art dramatique du conservatoire comme elle le faisait avant, mais parce qu'elle avait pondéré depuis le matin, voire depuis la veille, la nécessité de s'habiller, d'étendre ses jambes, qu'elle pensait même plus capable de soutenir sa cinquantaine de kilos, à force d'être prostrée, de prendre un bain, bref, de se rendre, nous dirons, présentable. Mais tout ça, Apolline n'en savait rien. Tout juste pouvait-elle le deviner : Lou n'était pas allée au bout de la mascarade, ses cheveux étaient vraiment trop emmêlés pour que cela soit volontaire, son chemisier avait l'air de la blouse déjà sale qu'on passe à la hâte et par devoir, un peu rageusement, pas parce qu'on avait envie de la porter mais par pure nécessité.

La nécessité et le contingent. Voilà ce qui organisait l'existence de Lou à présent. Tout était contingent, sans importance : se laver, se nourrir, se distraire, bavarder. La nécessité apparaissait toujours trop tôt, par surprise, criante d'absurdité dans ce désastreux emploi du temps. Sa gestion du temps était inexistante, elle l'avait toujours été – et cela amusait beaucoup ses parents, les amis de ses parents, puis ses amis à elle, qui se ravissaient d'avoir parmi eux une créature si fantasque, libérée de tout même des horaires, mais puisqu'à présent Lou avait délié son existence de tout rendez vous, auquel, précisément, se rendre et déposer son sort, de tout projet, dans lequel s'engager et être présente, bref, Lou était déchargée à la fois de tout avenir et de toute réalité, sa gestion du temps était proprement inexistante à présent car il n'y avait tout simplement plus rien à gérer. Rien du tout si ce n'est des heures de coucher, une alimentation sommaire, et des heures d'inertie. A part quand il fallait masquer la tristesse lors de l'occasionnel sommet social, fût-ce un café avec une vieille amie dans un vague troquet, l'anniversaire d'un parent proche en petit comité, ou les soirées sans conséquences où elle et son chagrin auraient aimé ne pas être invitées, soirées qui avait le bon goût de la sortir de ses draps au moins quelques heures, mais qui impliquait des trésors de persuasion et de diplomatie.

Avant, perdre ses nuits à boire et danser lui paraissait déjà stupide – rien ne valait 3 heures de lecture (sur le muret au jardin de préférence, mais un fauteuil duquel on pouvait allonger les jambes irait aussi), mais au moins se préparait-elle avec bon cœur. Un regard furtif, une bousculade maladroite, le bavardage qui viendrait de la table d'à côté, de la cuisine, les lumières dans le taxi en retour, une fois passés les derniers métros, pouvaient éveiller sa curiosité. Et parfois on rentrait accompagnée, comme nous le savons déjà. Mais cela faisait des semaines qu'elle n'avait pas été à l'une des ces soirées agitées et dispendieuses (en bon sens, dignité, et indemnités de stage) le cœur léger. Des semaines qu'elle ne faisait plus rien le cœur léger, toute à son désespoir, dévouée à ses inquiétudes et à son anxiété.

Mais elles étaient probablement déjà là :terrées, tapies, attendant le meilleur moment pour se jeter sur leur proie, une jeune fille gauche, sans vraiment de blessure, qui écoutaient les palpitations de son cœur comme une vérité universelle. C'était l'amertume au réveil, occasionnelle puis continuelle, la fatigue qui sans raison se transformait en agitation, le sentiment que quelques soit nos stratégies et nos détours, le motif de notre existence – que ça soit la jalousie, l'excès ou la fuite, se jouait et se rejouait sous nos yeux, une audience zombifiée, pétrifiée devant cette constatation terrible. Cette existence, tout ce que l'on y fait de mesquin, de convenable ou d'indiciblement petit, il faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois. Chaque douleur, chaque plaisir, chaque pensée, chaque soupir, est là pour revenir. Alors, Lou, qui jusqu'ici n'avait pas encore beaucoup vécu, regardait par la petite fenêtre – sur laquelle le précédent locataire avait laissé des traces de peintures blanches en en repeignant le cadre, et elle regardait attentivement, avec beaucoup d'opiniâtreté ces traces, en se concentrant sur le relief qu'avait pris la peinture en séchant contre le verre, le coup de pinceau abruti que l'on pouvait encore deviner et elle se demandait, finalement, ce qui la saisissait le plus, l'absurdité totale de ce chêne, en bas dans son square, des nœuds que faisait depuis 134 ans son tronc, posé crânement dans tout son être, comme toutes les choses de ce monde alors qu'elles ne tenaient à rien, et pourrait disparaître, ou la hantise que tout revienne, suivant la même succession, le même enchaînement, y compris l'araignée sur le chêne, le bourdon qui ennuie les lecteurs sur leurs bancs, et les tâches de peinture sur les fenêtres que l'on repeint.

Avec le sentiment d'être mise au pied du mur, Lou claqua sa langue contre le palais, soupira une dernière fois, comme pour acquiescer.