vendredi 1 mars 2019

Les petits matins

Les petits matins d'hiver, brumeux, où l'on se réveille calmement et l'on craint de déposer les pieds nus contre le sol, qu'on sait d'avance trop froid, par rapport à la chaleur douillette du lit dont on s'est pourtant extrait avec un relatif entrain, sont mes préférés. Plus spécifiquement quand l'hiver touche en fait à sa fin, que la lumière est revenue, et que tout semble possible.

En fait la nature ne s'arrête pas : on croit qu'elle est au repos seulement pour manquer d'attention. Le bourgeon se forme, la branche s'allonge dans cette drôle d'excroissance, très jeune, très tendre, il suffirait d'un rien pour compromettre son éclosion, une pression du pouce et de l'index, qu'on rassemblerait comme la prise d'un crabe un peu cruel, mais dans un déterminisme implacable et à moins que l'on arrête dans un sadisme non contenu son mouvement, il continue de pousser et de croître, au rythme qui est le sien, que n'accélèrera qu'une activité un peu plus soutenue des rayons solaires. A cela nous ne pouvons rien faire, nous sommes ravalés à l'humble place de l'observateur. On peut toujours compter sur les bourgeons et cette seule certitude devrait suffire à tous, collectivement, nous rassurer. Même sous les couches et les couches de neige, sans qu'on le voit, de façon imperceptible pour l'oeil non aguerri, ça travaille.

En dépit du quotidien, des horaires à tenir, de ce qu'il ne faut pas manquer, du calendrier et du nécessaire autant que grotesque emploi du temps en effet, ça travaille. Le souffle qui nous traverse, cette petite voix intérieure ne se fait pas toujours entendre : elle doit elle aussi lutter contre les éléments, et surtout, contre la précipitation, le vacarme du monde, mais bien présente, enracinée, elle est aussi certaine que le printemps. Tout revient, tout est là pour revenir. Et parfois, de façon tout à fait absurde, exactement dans la même forme et avec la même fragilité alors que le temps a passé - la tulipe, l'orchidée, la primevère, reviennent à l'identique, et dans une forme de phylogenèse individuelle, nous mêmes nous semblons renaître sans rien avoir perdu d'autrefois.

On pourrait croire que rien ne se perd parce qu'au fond tout se transforme, mutatis mutandis, ou bien qu'il y a bien des choses qui tombent absolument et résolument dans l'oubli : les histoires de nos parents, de nos grands-parents et de nos arrière grands-parents, certains sentiments, certaines convictions (et parfois c'est tant mieux), on perd le passé et l'on s'allège pour mieux s'alourdir d'autres considérations, en accord avec son temps, du contemporain si l'on veut, de l'actuel, ce que l'on perd peut avoir la taille de tout un pays, des années complètes ou bien des personnes entières que l'on croit pourtant avoir aimées. Mais il y a aussi ce qui revient tel quel, ce qui timidement, parce que ce n'était au fond pas attendu, se redonne à voir, se présente à nouveau, dit "je suis toujours là", ce qui au coeur constitue le véritable fondement de notre être et que l'on avait sans doute un peu oublié et négligé.
Ce que je suis est parfois enseveli ; une fois "dans le monde du travail" - le monde donc, l'espace de relations, qui n'est pas l'espace de la vie, de l'amour ou de la saine et légitime contemplation, le véritable travail de tous les instants est de ne pas me sacrifier et protéger mon essence - exactement comme l'essence du parfum qu'on souhaiterait conserver tout au long de la journée et qu'il serait très indélicat et assez vulgaire de ré-appliquer, à intervalles temporels réguliers, comme pour se rappeler à soi-même et à autrui. Au fond, on veut que les performances de l'élixir de notre choix soit telles que notre fragrance nous suive, naturellement, d'elle même, tout au long de la journée, dans tous nos mouvements, se déclinant même au fil des heures qui s'égrènent comme pour mieux épouser notre être, la fatigue et l'usure du jour. L'essence, dans toutes les variations de l'être et de l'acte d'exister, se doit de demeurer, d'être encore et toujours là. C'est sans doute cela, plus encore qu'être soi, être soi-même. Être parvenue à ne plus faire négoce. A ne plus faire bon marché de soi, à ne plus se céder à vil prix.

Et qu'il s'agisse de l'acte pur d'exister, de se sentir au monde par ses choix, sa détermination ou sa présence ou de comprendre, subitement, ce qui fait que nous sommes nous et pas un autre, bref la révélation de l'être même est toujours une grande joie, indicible et qu'on ne peut communiquer. A chacun de la ressentir pour soi : en voyant défiler un paysage de son wagon de train, face à un film (de préférence japonais dans mon cas), en dévorant une brioche ou des petits choux à la crème ou en prenant son enfant dans les bras. Puis, comme on dit dans les recettes de cuisine "à réserver pour plus tard" : entourer de toutes les précautions nécessaires ce sentiment naissant, en le protégeant jalousement.

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