Le dernier quart d'heure de cours je n'écoutais plus et calculais mentalement : le temps qu'il me fallait pour rentrer chez mes parents, larguer mon sac, rajouter du noir aux yeux, courir en sens inverse jusqu'à la gare et retrouver mes potes devant la salle. Parfois, le RER suivait directement le cours d'allemand ou d'anglais.
Je ne séchais pas : bonne élève, lycée privée, le dossier pour la prépa, et après tout les bonnes notes servaient de monnaie d'échange, faisaient office de transaction. Un concert en semaine valait un 15 en latin. Je l'ai compris assez rapidement. Un bulletin irréprochable c'était la liberté. Je l'achetais grâce à trois heures de révision le dimanche matin, sa conquête était progressive, soit, mais définitive : je ne donnais aucune raison à mes parents de revenir en arrière.
La liberté à 15 ans, 16 ans et 17 ans c'était la musique, les concerts de rock dont je revenais avec des bleus et éblouie, les billets de train achetés avec l'argent de poche et les quelques baby sittings qui me permettaient de faire mes devoirs, que je n'acceptais que si j'avais une fiche de lecture ou une composition à faire et s'ils ne rentraient pas en conflit avec l'agenda premier : celui des salles de concert, l'Elysée Montmartre d'abord puis le Trabendo, la Boule Noire, le Gibus, le Café de la Danse, le Réservoir... C'était le Paris où je n'allais pas avec mes parents, de l'autre côté de la Seine, là où les rues me surprenaient par leur saleté, les salles obscures dont le sol était crasseux et les toilettes pas franchement fréquentables, il fallait souvent faire le changement à La Chapelle et j'y croisais tous ceux que je ne voyais pas le samedi ou le dimanche en pleine journée trottant derrière mes parents, sous les arcades de la rue de Rivoli avant d'aller voir l'aile Sully au Louvre, déambuler dans le marché aux oiseaux ou aux fleurs, sentir le café chez Lapeyronie, que je ne buvais que du bout des lèvres, ignorant qu'il constituerait la seule joie certaine de mes matinées une poignée d'années plus tard, les jours parisiens, de septembre, avril ou juillet, où ma mère nous emmenait renouveler la garde robe au Bon Marché, rue de Rennes et Saint Sulpice ou, dimanche après midi de désoeuvrement, le long de la ligne aérienne dans ce 13ème arrondissement quasi provincial où vivaient mes grands parents puis mes cousins.
Et l'été c'était les voyages, très rapidement à l'étranger, la Russie fauchée. La pauvreté, le train pour aller partout, la débrouille, un repas par jour mais les plus belles églises et peintures au monde.
Comment décrire à quel point j'ai aimé, adoré mon adolescence, je ne l'échangerais pour rien au monde. Je la revivrais façon éternel retour : tout pareil, à l'identique, et y compris le plus intestinal comme le plus violent. Evidemment tout était branlant, évidemment je n'avais aucune structure (cf : lignes 6 - 7), absolument aucune maturité, évidemment la vie allait m'engloutir.
Mais cette excitation quand je marchais seule dans Paris, courais pour rejoindre les amis que mes parents ne connaissaient pas, ne connaitraient pas, les fêtes en cachette, l'incertitude, la gorge et le ventre qui brûlent quand un riff de basse débute, le valait bien. On rentrait effectivement dans le rock comme dans une cathédrale : c'était la peur et la fébrilité, le mystère sans cesse renouvelé de l'incarnation. D'abord l'anonymat, je me glissais parmi ceux que je regardais dans l'ombre et admirais secrètement puis on était devenu un fidèle et le rite était complet, les yeux se tournaient aussi sur nous, on s'inquiétait de notre arrivée, soudainement, sans que j'ai pu le prédire, c'était bien nous qu'on attendait. Chacun venait beau, plus beau, plus grand et plus fou que nature, moi, ça vous posait là, j'avais un manteau acheté, au prix de plusieurs repas sautés, dans une frippe à Melrose, mon mec une veste en velours vert bouteille, et la tête comme le coeur disponibles. Plus généralement on rentrait dans l'adolescence comme dans un vaisseau sacré. Période bénie des premières fois, où tout a mille fois plus d'intensité, de saveurs, ce goût indicible de la liberté et où les idées sont encore nettes et claires, les expériences vécues ne se mélangeant pas les unes aux autres ternissant l'ensemble en sorte de bouillie insipide et monotone.
Aujourd'hui j'enseigne à ces jeunes gens de 16 ans, 17 ans, 18 ans. Ils sont là, devant moi, pour certains craintifs, et d'autres avides et prêts à tout mais surtout à en découdre. A ceux là, j'espère que ce que l'on appelle un peu pompeusement "mon enseignement" ne leur apprendra qu'une chose : saisissez-vous de votre jeunesse, personne ne la vivra pour vous, faites vos dissertes de philo, ça vous servira pour plus tard, mais séchez, endormez-vous trop tard, ressentez les choses trop, et trop fort, paressez aux soleil, remplissez-vous la tête et les oreilles de sons, d'images, de films, et ne vous laissez pas dérober du bien qui est le plus précieux, ne vous disposez pas à vivre, la vie ça ne se repousse pas à plus tard.
Souvent je me dis que j'ai choisi mon métier pour deux raisons :
- pour ressentir encore et à nouveau ce sentiment de liberté et de bonheur qui nous submerge à la fin d'une année scolaire, éclaboussant d'insouciance, envahissant le corps tout entier
- pour être toujours au contact de ces drôles de créature que sont les adolescents et capter leur énergie comme un vampire.