jeudi 28 février 2019

As little or as much

Garder cette distance : être celle qui est là, sans être là. Disponible. Une présence un peu familière, mais désincarnée, sans le poids de la matière mais avec le confort rassérénant du quotidien. Celle qu'on joint à tout moment, comme si la conversation ne prenait jamais fin : le matin au réveil ou aux petites heures de la nuit, lorsqu'à la fin de la journée on quitte l'un et l'autre nos responsabilités, nous déshabillant l'espace de quelques heures des rôles sociaux que nous nous sommes choisis, ou lors des beaux après-midis d'ennui où l'on pense l'un à l'autre, un message  en entraîne un autre, et ne débouche sur rien d'autre que ce simple échange, dépouillé de toute ambition, qui n'attend rien, qui n'espère rien. Je ne souhaite pas te voir, je ne souhaite plus te voir. Des petits mots lancés à travers les canaux numériques, des 1 et des 0, qui forment, de l'autre côté, des phrases, une "petite musique", ma petite musique, qui j'espère te fait parfois sourire le temps de ton trajet de métro, ou bien te fait franchement rire ou t'émeut. Voilà. Rien de plus que les 1 et les 0. Je ne suis pas prête pour autre chose, pour les corps qui se rencontreraient, pour le regard qu'il faudrait peut-être soutenir ou bien fuir, pour les multiples choix, et donc remords, qu'impliqueraient un rendez-vous.

Je ne veux pas me rendre en fait. J'ai essayé le rendez-vous : son principe, ses codes, ses usages. 

Veni, vidi, pas vici du tout. J'ai donc choisi, d'abord un peu piteusement, de conserver une distance de sécurité, mais j'investis à présent de façon souveraine ce périmètre de quarantaine, m'y installant comme une reine en sa demeure. Isolée, certes, mais il y a quelque chose de réconfortant dans ce vaste continent qu'est ma solitude où je fais l'expérience d'une sorte de robinsonnade intérieure. En somme une retraite sans reddition. Alors un écran entre toi et moi - deux au fond, que l'on porte à nos yeux quand on en a envie, et si l'on en a envie, on fait le choix du bavardage, des confidences ou du silence : le seul témoignage que l'on aura de nos existences réciproques ce sont ces millions de petits signes, se taillant leur place nécessaire dans ces petites bulles vert d'eau un peu ridicules au fond - y aura-t-il un jour la teinte Pantone correspondante, qu'on appellera "Expectation", ce vert associé aux joies les plus infimes et aux désespoirs les plus certains, et le plus souvent tristement informatif lorsqu'il n'est pas simplement décevant. Mais dans ce "... écrit", il y a toujours une part d'excitation et de fébrilité : une promesse - quelqu'un, de l'autre côté, formule de façon hasardeuse quelque pensée.

Je ne sais pas si ça te rend fou, si toi tu voudrais, comme tu le dis quelques fois, me retrouver. J'ai toujours eu l'impression de rater ces "cafés" comme on rate des entretiens d'embauche : en dépit d'une préparation appliquée. Comme si tu allais me retrouver plus complètement en me voyant, en me touchant, en observant les quelques rides qui ont du apparaître le temps de l'absence, les cheveux qui ont poussé, en essayant de deviner, dans le corps, le temps qui a passé. Est-ce que je suis véritablement plus moi-même quand ne parvenant pas à cacher ma nervosité mes yeux passe de l'inspection des nervures du bois, à celle du rebord de la soucoupe puis de la tasse avec la légère marque de rouge à lèvres que j'y laisse peut-être et que je martyrise le petit sachet de papier oblong qui accompagne tous les mauvais expresso de tous les cafés où on a pu se retrouver, lui faisant subir toutes sortes de sévices, torsions, pliages, culpabilisant pour deux choses à la fois, la certitude, d'une part, d'avoir l'air d'une gamine pas finie, d'autre part d'avoir gaspillé puisque le serveur sera contraint de jeter le petit berlingot usé, sans qu'il n'ait jamais réalisé sa fonction originale et première, sa raison d'être, sa cause finale dirait Aristote : sucrer, ce qui me conduit à me demander s'il ne serait pas opportun de laisser, de temps à autres, s'infiltrer davantage de douceur dans mon existence.

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