lundi 4 novembre 2013

La vie qui passe

Elle était terriblement paniquée à l'idée d'oublier ses souvenirs, de quoi avaient l'air les fêtes qu'elle donnait, auxquelles elles participaient, dont elle partait l'esprit embué, encombré des bruits de la musique à la mode à ce moment là, et des rires de ses amis - ceux de passage et les plus fidèles, qui resteraient toujours, dont elle n'aurait jamais fait le tour, on passe des heures à penser à ces amis là - à leurs malheurs et à leurs réussites, les amis avec lesquels on galope tout le long de l'existence, projetés en avant et tendus vers la vie, les bras prêt à tout cueillir, la paupière haute et grande ouverte, décidée à ne ciller devant rien : ni l'horreur, ni l'absurdité, ni la confusion.

Aussi avait-elle toujours autour du coup un gros appareil photo qui avait l'air d'un jouet et avait la qualité de prendre des clichés instantanés. Elle les laissait sécher quelques minutes à l'air puis les intercalait dans un livre ou un cahier, avant de les rassembler religieusement le soir venu dans une boîte qui contenait tellement de ces instants, provisoires et vécus, qu'en les racontant on aurait démêlé le fil de sa vie, un peu celle des autres aussi. Elle était fort consciente d'avoir l'air débarquée de la fac de lettres ou de première année de licence d'art du spectacle, avec cet appareil photo irrémédiablement sur l'épaule, ressemblance qu'elle cultivait avec malice puisqu'elle terminait cette année son internat de psychiatrie. Quand elle annonçait sa future profession, son futur rôle dans la vie, la place, étrange, qu'elle occuperait et qu'on ne lui envierait pas, elle recueillait des silences polis, de ceux qui regrettent de s'être perdus en jugement idiots, tout empêtrés entre la réalité et leurs convictions.